Paris
France
44, rue René Boulanger Cleews Vellay Promenade since 30 November 2019
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Qui était Cleews Vellay, président d’Act Up qui a bouleversé la lutte contre le sida en France ?
Comment raconter Cleews Vellay, président d’Act Up qui incarna avec éclat le combat de l’association contre le sida ? De nombreux anciens d’Act Up-Paris ont accepté de répondre, non sans quelques réticences, pour rendre justice à sa mémoire mais aussi pour faire exister la nécessité criante d’archives.
Il fut “la présidente” d’Act Up-Paris de 1992 jusqu’à sa mort causée par le sida en 1994. Et probablement celui dont la personnalité a marqué durablement toute une génération de militant·es passés par l’association au début des années 90. Alors que la Ville de Paris s’apprête à dévoiler une promenade et une plaque à son nom ce samedi 30 novembre lors d’une cérémonie contestée, ses proches prennent la parole pour raconter qui était Cleews Vellay, tout en soulignant la nécessité de faire exister la mémoire de celui qui a profondément transformé le mouvement de la lutte contre le sida en France.
Lorsque Mathieu Duplay évoque le passé de son ami né en 1964 dans une famille ouvrière, dans la petite ville de Goussainville, il raconte notamment le rejet de sa famille après son coming-out et sa précarité après son arrivée à Paris. “Il faisait comme il pouvait avec des petits boulots, il a été gardien dans un chenil, pâtissier, sondeur chez Ipsos”. Des jobs alimentaires qui vont, lors de son arrivée à Act Up en 89, l’année de sa création, très vite devenir annexes pour celui qui apprend sa séropositivité dès 1986.

“J’ai envie que tu vives”
L’association devient très vite une nouvelle famille, le lieu autour duquel se concentre et se construit sa vie. “C’était à Act Up-Paris qu’il trouvait les conditions de quelque chose qui s’appelle une vie, des choses à faire, une activité, un projet politique, des relations humaines, des gens qui sont là pour lui”, analyse Mathieu. Très vite aussi, selon les souvenirs de ceux qui deviendront ses proches et qui débarquent un peu intimidés au cours des années qui suivent, la personnalité de Cleews détonne.
“Tout de suite, il faisait partie de ces gars qui incarnaient complètement ce qu’était Act Up-Paris. Parce qu’il était séropo, parce qu’il était en colère, il avait cette conscience de devoir prendre les choses en main pour ne pas mourir en silence, de la nécessité de faire corps, de faire coalition”, raconte Lalla Kowska Régnier lorsqu’elle le rencontre pour la première fois aux réunions hebdomadaires en 1989.
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La colère qui anime Cleews, ses coups de gueule “wagnériens” qui électrisent l’assistance et font trembler les murs des réunions, tous s’en souviennent tout en souhaitant nuancer ce qu’ils signifiaient. “Quand il parlait, il incarnait une forme de violence. Il nous engueulait, il engueulait la salle, cela obligeait à nous questionner sur nos présences”, ajoute Lalla.
Pour Anne Rousseau, qui rejoint Act Up à 21 ans en 1991, juste avant l’action de protestation à Notre-Dame de Paris contre l’interdiction du préservatif par le pape, la colère est tout d’abord une indignation : “Quand ça débordait, c’était spectaculaire. Mais quand on te parle de Cleews qui sidérait tout le monde, c’est aussi parce qu’il avait une capacité à dire la vérité dans des contextes où chacun aurait pris des gants. Il échappait à tout ça. C’était aussi un bosseur extrêmement intelligent qui réfléchissait à ses stratégies. Son but n’était pas de se mettre en colère, c’était d’obtenir quelque chose de concret. Le Cleews que j’ai connu, c’est d’abord de se taper des heures et des heures de réunion”.
“Il était lucide sur la situation politique de l’époque, il enrayait sur la colère parce que ça n’avançait pas. C’était une colère moteur, il voulait que les gens comprennent”, considère Nicolas Roland, un autre de ses amis devenu secrétaire général d’Act-Up lors de l’élection de Cleews à la présidence.
Et puis tous racontent sa gentillesse, et surtout son humour. “L’humour, c’était primordial, ça nous permettait de tenir le coup. Et de pas se prendre non plus trop au sérieux. Se moquer de soi-même c’était aussi commencer à analyser ce qu’on faisait”, raconte Gwen Fauchois. A la Gay et Lesbian Pride 1992, une petite troupe défile ainsi en pom-pom girls avec la banderole “J’ai envie que tu vives”, scène qui sera reprise dans le film de 120 battements par minute. Pour Nicolas, Cleews affirmait aussi “son côté folle, ce qui n'était pas non plus toujours accepté par une certaine communauté gay. Il ne trichait pas”.
A propos de sa relation avec Philippe Labbey, son compagnon mort d’un cancer en 2011, devenu président du premier centre gai et lesbien en 93, Mathieu décrit “l’une des relations les plus fortes que j’aie jamais vue”. Le pouvoir d’attraction du couple - souvent évoqué par leurs proches - agrège très vite un noyau amical autour d’eux. “Il y avait une complicité, une répartition des rôles. A d’autres moments, ils avaient aussi une totale indépendance l’un vis-à-vis de l’autre”, explique Gwen. “Leurs histoires et leurs liens restent indissociables et indéfectibles.”

Un déplacement idéologique
Cette énergie mêlée d’indignation et de colère face au mépris des pouvoirs publics et des laboratoires pour l’accès aux soins fait très vite de Cleews l’un des organisateurs clés du groupe Action Publique jusqu’en 92 avant d’être élu président. “Tous les vendredis, on faisait un picketing devant le ministère” raconte Anne. “On était d’une régularité extrême. Les policiers nous connaissaient. Une fois, on a décidé d’y entrer en prenant tout le monde par surprise. On s’est mis à courir, on s’est retrouvé à l’intérieur, on a pu monter dans les étages, certains se sont menottés à des radiateurs”. Une réunion avec le ministre de la santé de l’époque Philippe Douste-Blazy s’ensuit. “Cleews avait été brillant”, ajoute-t-elle. “On lui avait demandé de se calmer. Il avait répondu un truc comme "ma colère est inversement proportionnelle à mon taux de T4"”.
Ce sens de la formule est notamment perceptible sur l’une des rares vidéos encore accessibles de lui sur internet, Cleews y reprend un membre du cabinet du ministre de la santé après la fameuse opération de l’encapotage de l’obélisque en 1993, avant de lui raccrocher au nez. “Vous faites que des conneries au ministère. Quand est-ce qu’on va faire de la prévention à l’école, qu’on va faire de la prévention en direction des toxicos, des Maghrébins. Allez promener le ministre, tenez-le bien par la main”. Pour Nicolas : “Ce franc-parler, cela a perturbé un certain nombre de ministres. Il n’avait pas le respect de la fonction”.
Traçant une rupture avec ceux qui l'ont précédé au sein de l’association, la montée en puissance de Cleews au début des années 90 constitue, de l’avis de tous, un vrai déplacement idéologique.
“Il a voulu ouvrir le champ de lutte d’Act Up-Paris aux laissés-pour-compte. C’est pour ça qu’on l’a considéré comme radical”, considère Nicolas. “Avant, Act Up-Paris était un groupe très focalisé sur les traitements, il y avait une commission sur la recherche menée par Didier Lestrade qui était brillante et qui correspondait aux besoins de l’époque. Avec quelques autres personnes, Cleews était plus dans la question de savoir comment on accédait aux traitements notamment dans une situation fragile, quand on est toxico, détenu, étranger ou étranger sans-papiers. Cleews était naturellement passionné par la question des autres. Il pouvait avoir un côté très pédé identitaire mais il n’y avait pas de frontières pour lui. il était profondément altruiste”, commente Anne.
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Il participe également à la commission toxicomanie, soutient la demande de justice des hémophiles. Pour Gwen Fauchois : “Il voulait qu’en plus des réponses concrètes, on ne s’en tienne pas juste aux symptômes et qu’on s’en prenne aussi aux causes. Il fallait à la fois répondre aux besoins des personnes mais aussi combattre tout ce qui rendait possible l’épidémie”.
Bien que peu appréhendée dans le mouvement, notamment en raison de l’urgence, l’origine "prolo" de Cleews apparaît également déterminante pour saisir sa vision politique. “Il n’y avait pas de temps pour s’attarder là-dessus”, concède Lalla, “mais ça a bien évidemment traversé le groupe et a fini par faire surgir des dissensions. Il y avait une vraie classe prolo à Act Up-Paris, une vraie sensibilité aux questions minoritaires. Sur les toxicos, avec son compagnon Philippe Labbey, j’ai la sensation que c’est eux qui amenaient les questions qui n’auraient pas surgi autrement. Philippe avait fait de la tôle, la création de la commission prison était aussi un enjeu pour eux”.

Un personnage composé par les médias
Lors du premier sidaction diffusé sur toutes les grandes chaînes, Tous contre le Sida, en 1994, quelques mois avant sa mort, Cleews, à la télévision, s’interrompt ému lors de sa première intervention. “La journée avait été extrêmement longue, épuisante, il était physiquement déjà extrêmement malade. Cela faisait des semaines qu’on travaillait pour que l’on ne se contente pas de parler de l’argent mais que l’on parle aussi des conditions de vie et d’accès aux soins. C’était aussi une forme de décompression”, raconte Gwen.
Il finit par reprendre la parole après plusieurs heures de direct lorsqu’Act Up scande sans relâche du haut des tribunes : “Toxicos assassinés”. “Il est dommage de parler aussi tard de la toxicomanie, ils représentent 30 % des personnes touchées. Je pense aussi à la communauté sourde dont on a parlé, je pense aux communautés ethniques dont on n’a pas parlé en France, les Maghrébins, les Africains dont on n'a absolument pas parlé pour l’instant. C’est ce qui explique la colère des gens. Je sais que vous essayez de parler de tout et que l’on a largement débordé mais il est minuit et demi et on n’a toujours pas abordé les vrais problèmes.”
“L’épuisement, il l’a dépassé parce qu’Act Up est aussi là à crier. A ce moment-là, il a ré-endossé ce qu’il était, un moteur de cette nécessité collective. En ce sens-là, il a souvent été déclencheur de ressources en nous qu’on n’imaginait pas posséder”, raconte Gwen. Et les effets de son discours se font sentir immédiatement après l’émission. Pour Nicolas : “Après le sidaction, 70 lettres par jour arrivaient, on n'arrivait plus à répondre (...) On a senti que dans la France globale, les gens ont eu une prise de conscience”.
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Mais l’image médiatique de Cleews composée par les médias et les grandes télé nationales reste difficile à démêler rétrospectivement. Pour Mathieu : “Cleews, à la télé, on l’a vu dans deux ou trois moments importants qui ont suffi à créer une image médiatique. Les gens l’ont vu dans des moments très théâtraux, souvent des moments de mise en scène. Du coup, même s’il était très authentique, la télé composait un personnage pour lui. On a aussi fait de lui un garçon sensible et touchant, un peu mélodramatique qu’on avait envie de protéger”. Une image que Gwen analyse comme une tentative de réduire ce qu’il incarnait : “Dans les médias, mettre en avant une image sentimentale permettait de donner moins d’éclairage à son propos politique. C’était l’intérêt des institutions comme des médias”.
Pour Lalla, cette reconnaissance du combat après des années de lutte a cependant constitué une forme d’apaisement : “C’était assez touchant et surprenant, je pense que c’était tellement pas imaginable pour lui cette façon d’être accueilli. Line Renaud, Pierre Bergé, ils ont tous mesuré ce que trimbalait Cleews comme puissance de vie, de rage, de colère, d’injustice et de tendresse”.

“Les cendres de ton ami”
Puis l’état de Cleews empire. Le jour de sa mort, le 14 octobre 1994, tout s’enchaîne très vite : “Pendant des heures, on est suspendu à sa respiration en attendant horriblement qu’elle s’arrête. Puis on se met en route pour le local et on commence immédiatement à organiser l’enterrement politique. Quelques minutes après sa mort, chacun a repris les responsabilités qu’impliquait sa propre fonction au sein de l’association. On n’a même pas eu le temps de pleurer. Il avait toujours dit qu’il voulait un enterrement politique”.
Huit jours plus tard, plusieurs centaines de personnes, dont l’état-major du sidaction, marchent ainsi au son des cornes de brumes jusqu’au Père-Lachaise, après l’exposition du cercueil dans les locaux du centre gai et lesbien. Quelques mois plus tard, les cendres de Cleews seront jetées par deux fois lors de deux actions contre le congrès des assureurs et un laboratoire pharmaceutique. “Jeter les cendres c’est politiquement fort et on y adhérait. Mais quand il s’agit de le faire, c’est aussi une dimension humaine assez compliquée. Parce que ce que tu jettes, c’est pas rien. C’est les cendres de ton ami. La différence entre l’affirmation et la concrétisation est assez violente”, conclut Gwen.
Sans Cleews, Act Up-Paris se transforme dans les années qui suivent, et certains quittent rapidement l’association entrant parfois en désaccord avec ses orientations politiques. Le contexte change avec l’arrivée des trithérapies et des dissensions refont surface. Mais la mort de Cleews signe aussi “la fin d’un cycle collectif”. Pour Anne : “Un monde s’est effondré en 93-94. Ceux qui sont arrivés deux ans après n’avaient pas la même vision de l’histoire que nous”.

Ni dupe, ni otage
Aujourd’hui, face à l’inauguration d’une promenade et d’une plaque à son nom près des anciens locaux d’Act Up, rue Boulanger, qui constitue malgré tout une première reconnaissance institutionnelle de la mémoire de la lutte, beaucoup questionnent la démarche reprise par la Mairie de Paris à l’initiative d’Yves Grenu, ancien responsable des archives d’Act Up-Paris. Pour Mathieu : “Dans les années 90, les politiques et le PS qui étaient au pouvoir étaient dans le déni de l’existence même du sida. Cet événement, c’est pas juste une réunion d’anciens combattants, car l’armistice n’a pas été signé. Le sida ça continue, s’il y a le sida de l’époque et de maintenant, aucun des deux n’est terminé. Il y a le sida et tout ce qui a autour. Des tas de trucs ne sont pas résolus”.
Anne ne se rendra sans doute pas à l’inauguration. Gwen, Matthieu, Nicolas et Lalla s’interrogent encore sur les conditions d’y faire émerger une mémoire vive qui ne soit pas dupe ou otage des discours officiels à l’approche des municipales. “C’est comme toutes les histoires, c’est aux gens de construire des récits, de leur donner un sens, personne n’est propriétaire de ça. Ça ne m’apporte pas de réconfort mais ça ne m’en enlève pas”, explique Nicolas.
Pour Lalla, “cette plaque fera sens pour quelques-uns et cela ne peut pas être complètement vain même si je peux pas m’empêcher d’y voir une ré-appropriation, une manière d’alléger, de lisser l’histoire à l’heure où la mairie de Paris continue à dégager les sans-papiers de manière ultra-violente, à l’heure où la question du travail du sexe continue à être réglée à coups de répression, où l’on veut réduire l’AME (Aide médicale d’Etat) à ceux qui en ont le plus besoin”.
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Elle reconnaît cependant l’importance de faire exister un lieu : “La vraie question, c’est qu’est-ce que tu as comme usage de tes morts. Peut-être qu’on peut aussi en faire un lieu de contestation. Ce serait une jolie façon de continuer à convoquer sa colère et son envie de dénoncer les injustices”.
“La mairie de Paris a la mémoire sélective”, insiste quant à lui Hoàng Phan Bigotte, en charge des archives de l’Académie Gay et Lesbienne et des archives Cleews Vellay que lui avait confié Philippe Labbey avant sa mort. Ce dernier, comme beaucoup d’autres, a été contacté il y a seulement quelques jours pour participer à l’événement. L’hommage cristallise aussi les frustrations dans un contexte particulièrement houleux entre les pouvoirs publics et les associations LGBTQI. Ces derniers se voient notamment refuser depuis plusieurs mois la possibilité d’ouvrir un espace de mémoire autogéré par la communauté au profit d’une gestion "professionnelle" et plus institutionnelle par les archives nationales. Les mêmes qui, selon les dires de Hoàng Phan Bigotte, avaient notamment jeté la facture de la crémation de Cleews Vellay après qu’une partie des archives de l’association leur a été confiée…

L’inauguration de la promenade Cleews Vellay et de la plaque d’hommage à Act Up-Paris aura lieu samedi 30 novembre à 15h sur le terre-plein central devant le 44 rue René Boulanger dans le 10e arrondissement.
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Photos © Anne Laure Soubielle / Fonds d’archives « Philippe Labbey – Cleews Vellay » du Conservatoire des Archives et des Mémoires LGBTQI de l’Académie Gay et Lesbienne Lesinrockuptibles
https://www.lesinrocks.com/2019/11/29/actualite/societe/qui-etait-cleews-vellay-president-emblematique-dact-up-qui-a-bouleverse-la-lutte-contre-le-sida-en-france/

29 November 2019
Cy Lecerf Maulpoix, Paris