Paris
France
Parc de la Villette, 19e The Artery - Garden of Drawings since 1 December 2006
without names
Mémoire collective : faut-il se souvenir du sida ?
Des monuments en hommage aux personnes décédées des suites du sida : l'idée ne fait pas l'unanimité mais elle a mené, et continué de mener, à la création dans le monde de plusieurs lieux de recueillement et de mémoire collective. Explications et débat avec les Séronautes.
A San Francisco, à Montréal, à Paris depuis 2006 et bientôt à New-York, des militants, artistes et architectes ont créé pour célébrer la mémoire des disparus, saluer le combat de leurs proches et permettre aux générations futures de ne pas oublier les premières années d'une pandémie sans précédent. Mais, parce qu'il est aujourd'hui possible de mener "une vie normale" avec le VIH, la question de mémoire collective soulève de multiples contradictions…
En 1981, après un nombre inquiétant de décès inexpliqués dans la communauté homosexuelle, les premiers cas de sida sont identifiés aux Etats-Unis. Le VIH est encore inconnu. Les traitements n'existent pas. Pour la première fois, un virus terrasse des millions de personnes dans un délai très rapide et sur les cinq continents sans que personne ne parvienne à le maîtriser. Jugées coupables, souvent exclues des sphères familiale et sociale par peur de la contamination, des millions de personnes séropositives sont condamnées à mourir dans le mépris et la solitude. Celles qui le peuvent se regroupent, des intellectuels se mobilisent aux cotés de la communauté scientifique, les médias en font de sulfureux reportages, mais les vies continuent de s'éteindre jusqu'à l'arrivée des premières trithérapies antirétrovirales en 1996.
Près de quinze ans après cette révolution thérapeutique, et grâce à l'élaboration de traitements plus modernes, la plupart des personnes séropositives peuvent mener "une vie normale", avec peu de symptômes et des effets indésirables souvent maîtrisés. Certaines ont vécu les premières années de l'épidémie. Que faire de ce passé, de la mémoire qui en découle ? L'histoire du sida est-elle si particulière ? Et n'est-il pas prématuré de considérer les combats antérieurs comme pièces d'une histoire révolue alors que, partout dans le monde, l'orientation sexuelle et le statut sérologique demeurent un motif de discriminations, de persécutions et de condamnations ? Débat…
"Si on édifiait un monument pour chaque injustice, il y en aurait un à tous les coins de rue…"
"Un monument du sida à Paris, ce serait une bonne idée ?" Cette question, lancée par un séronaute, Romainparis, a suscité de vives réactions. Romainparis explique qu'il est pour "l'édification d'un monument spécifique à la mémoire des morts du sida, passés, présents et futurs" pour que ces décès ne soient pas "inutiles" et parce que, "même si la guerre n'est pas achevée, il ne faut pas oublier ceux et celles qui sont tombés au champ de bataille". Plusieurs séronautes lui répondent qu'ils sont contre un tel projet, justement parce que "la guerre n'est pas terminée", parce qu'ils préfèrent "célébrer la vie", parce que la mémoire des personnes disparues est "dans leur cœur"… A ces derniers, Romainparis répond qu'"une mémoire collective aura plus de force pour résister au temps qu'une mémoire individuelle".
Pour se souvenir de quoi, au juste ? Pourquoi les séropositifs seraient plus légitimes que les personnes décédées dans d'autres circonstances ? "Si on édifiait un monument pour chaque injustice, il y en aurait un à tous les coins de rue", se désole Eris, un autre séronaute. "Pour moi, combattre l'injustice se fait au présent, dans nos actes, nos pensées, nos témoignages, nos implications, nos votes…" D'autres séronautes acquiescent et rappellent que des millions de séropositifs sont vivants aujourd'hui. A force de trop en faire, on pourrait obtenir l'effet inverse, lasser le grand public et renforcer les représentations morbides liées au VIH. "Ce n'est pas avec un monument qu'on va aider les personnes à avoir moins peur". D'ailleurs, il existe déjà des monuments de ce type, comme celui qui trône dans un petit parc, à Montréal, où vit Jaypeeboy : "On l'appelle le parc de l'espoir. C'est une bonne façon de faire de la sensibilisation auprès de la population en général". Pour Romainparis, c'est aussi un moyen de témoigner de combats gigantesques auprès de générations qui ne les ont pas connus : "J'ai visité ce parc. J'étais comme soulagé de savoir qu'une mémoire me survivrait au-delà des souvenirs de mes proches. Je me souviens de mes morts, ceux que j'ai vu mourir, les anonymes... Lorsque je serai (mort) à mon tour, qui va se souvenir d'eux ?"
"J'ai longtemps pensé les monuments inutiles", continue Maya. "Et puis sont arrivées les années 85/90 où j'ai assisté à un nombre impressionnant de morts prématurées hallucinantes, où je croyais que pour moi le temps était compté, où j'ai vu des gens formidables quitter la vie à 25 ans, 30 ans…" Elle rappelle que ces personnes, gays et usagers de drogues pour la plupart, étaient rejetées et isolées. "Tout était bâclé, comme honteusement caché… Le sida donnait droit à d'atroces fins". Là est peut-être toute la spécificité du VIH. "Je ne parle pas de la douleur des proches, je parle de l'Histoire du sida, de la façon dont ont été et sont traitées en majorité les séropositifs", précise Romainparis, insistant sur le fait qu'un travail de mémoire collective éviterait peut-être aux générations futures de reproduire un jour cette forme d'ostracisme. Il est plus ou moins rejoint par Akianne, qui admet que certains ont besoin d'un lieu où se recueillir tout en rappelant qu'il existe d'autres moyens de préserver une mémoire : "Il y a déjà l'histoire, la littérature, l'art pour se souvenir et ne pas oublier".
Les œuvres qui témoignent de cette sombre époque sont, en effet, nombreuses. Autobiographies, témoignages publics, films, pièces de théâtre et romans couronnés de succès… Ces productions représentent un patrimoine culturel précieux, preuve que les trois dernières décennies ont été profondément affectées par l'épidémie de sida. Exposés aux mêmes discriminations que les séropositifs, les proches, amis, parents et enfants qui ont accompagné une personne malade du sida ont porté ou portent encore le poids du secret. L'approche de la sexualité et le rapport à la maladie ont été bouleversés partout dans le monde, dans l'esprit de plusieurs générations, et le VIH reste un motif de préoccupations majeur pour les acteurs de santé publique. Le 1er décembre 2006, Paris a inauguré l'Artère – jardin de 1 000 m2 de carreaux de céramiques créé par Fabrice Hyber à la demande de Sidaction – dans le parc de la Villette (19e arrondissement). D'autres espaces, mobiles ou pérennes, dédiés à la mémoire et au combat des personnes séropositives voient régulièrement le jour. Des architectes américains travaillent actuellement à la construction d'un mémorial du sida, à deux pas de Greenwich Village, dans le quartier gay de New-York.
Photo (c) Emy seronet

5 March 2012
Emy-seronet,